N'importe quel trou

La nouvelle revue canadienne s'appelle Post. Dedans, en cherchant un peu, on peut trouver un poème qui parle de souris. Bonne chance, hein !

Il est aussi ici :


N’importe quel trou


N'importe quel trou
où il n'y a pas d'ami
ailleurs que dans le verre
pas de femmes
et pas d'hommes

ou alors
se passant le relais de la vie
de soi à soi
dans le secret
de ventres
seuls

pas de souris
pas d'hommes
s'injuriant le latin
est cette langue morte
qui bouge encore insulte encore ne goûte
plus
les saveurs pas d'amis
ne me donnez plus d'amis
dit-elle
j'ai trop aimé les détails de leurs mains
écouté leurs chansons en passant
mesuré cent fois en vain leurs passages
dans le couloir carrelé
et chaud

plus de confiance
dit-elle encore
par-devers elle
tenues fermées
ses lèvres froides

le juge est parti
elle n'a que son histoire
à jeter dans l'arène
à pensées
elle voudrait relever la tête
être belle un peu
ou mignonne
au moins mignonne
et trouver les astuces
pour répondre à son corps
qui ne veut plus rien dire

le juge va revenir
tout blanc le juge
et sous le bout de ses mains de poudre
les ongles
et dehors les aiguilles
sucre liquide empoisonné

comme tous ceux qui s'apprêtent à mourir
elle se raconte une histoire
comment ne pas confesser sa vie
de souris

blanche blouse et boutons blancs
le juge en costume de science
enfile ses gants de plastique
un jardin
dit-elle tout bas
un muret – pas trop loin – le sillon
de la route
une maison de banlieue sale
un trou
dans le canapé
pas si grand
un tout petit trou
de souris
pour exister quand même s'acharner
jusqu'au vide amener un corps issu du vide
du latin da coda da capo
de la tête à la queue

et un trait de scalpel – 

Angélique au rocher

C'est chaud dans la Revue Méninge #04. Le thème : INTIMITÉ.
En images, en poèmes et en nouvelles courtes.
Dont celle-ci.


Angélique au rocher


D'après André-François Truphème


Moi, je suis un homme que tout a quitté. Mes parents, très tôt. Mon talent, très vite. Ma femme, ensuite. L'espoir enfin. Et pour parachever le tout, le temps lui-même m'a abandonné.
Mais c'est mieux ainsi – la caresse de l'ennui n'est que plus douce sans cette virilité de tout vouloir contrôler.
L’ennui, j'en ai fait mon Odyssée. Ma mer Égée. Je flotte à sa surface, oublié de tous, comme une noix de coco : rempli de vide pour mieux flotter.
Alors bien sûr je ne vous mentirais pas : pour un sculpteur qui ne sait que sculpter, pour un artiste du maillet abonné aux défaites silencieuses et aux expos désertes, j'aurais pu trouver pire que de finir gardien de musée. Il existe des rivages très gris où s'échouent parfois les âmes à rêves, après que la vague du succès se soit retirée en emportant avec elle balbutiements de gloire, promesses d'éternité et toute leur écume d'illusions salées.
Si de toutes ces choses d'autrefois je ne devais en regretter qu'une, ce serait sans doute ma couronne. C'est le nom que je donne à l'inspiration. Aux jours bénis des premières formes – laminages et mises au carreau, mes premières rencontres avec l'argile et le jade – elle pesait quatre tonnes, ma couronne. Il aurait fallu plus de marbre qu'aurait pu m'offrir un temple grec pour calmer toutes ces pulsions de beauté. Invisible couronne de l'inspiration. Je la sentais pourtant peser de toute sa masse diamantaire, pesante et dorée sur mon maillet et mon burin. Main droite et main gauche, caresse et secousse. D'un simple cube de roche, je faisais jaillir autant de nymphes que d'éphèbes, valsant pour l'éternité dans leur étreinte de pierre. J'organisais des orgasmes qui ne devaient jamais finir. J'étais roi.
Puis ma couronne a commencé à perdre de ses ornements. La vie l'a allégée ; un peu comme elle fait avec nous. De moins en moins inspiré, j'ai vu mes œuvres cesser de faire illusion. Comme on finit par délaisser la tombe chérie, jour après jour je me sentais plus léger, la tête désertée. Les fées qui me parsemaient l'art sur le sommet du crâne avaient décidé de reprendre leur couronne. Ma couronne. Un jour enfin, comme on claque la porte derrière soi, j'ai abdiqué. Adieu, corps sculpturaux dont je me faisais le père, bonjour le vide et la langueur des couloirs de musée.
L'ennui-même m'abandonnant, je devins indolent. Et puis un jour…

J'ai trouvé, dans ces labyrinthes de fleurs fanées, le plus merveilleux des parfums. Une symphonie de pierre taillée. Angélique au rocher, a voulu l’appeler l'homme qui l'a un jour sculptée – qui donc était ce maître ? Je ne me souviens même pas...
Angélique au rocher... Ma lumineuse nue de marbre, elle éclipsait tous les Gauguin, les Picasso et autres Renoir grossiers. Elle avait dans les yeux l'éclat subtil de la révolte. L'insaisissable. Elle n'aurait pas pu supporter d'autre nom que le sien. Angélique, car il ne lui manquait que les ailes. Avec son corps comme un opéra, tout en ovales et en lignes de fuite, avec ses jambes de déesse – et si vous ne me croyez pas, venez donc la contempler ! –, je ne me serais pas étonné si un jour elle avait décidé de quitter la terre qui l'avait fait naître ; rejoindre le paradis où les anges lui auraient sculpté un nuage en guise de socle.
Seulement, il restait la deuxième partie de son nom... au rocher. Il ne s'envolerait pas, mon pétale de rose enveloppé d'air pur. Angélique, enchaînée à un tronc-rocher qui lui arrivait à la taille, avait ses deux petites mains blanches qui glissaient – par la fenêtre de l’immobilité – quelques signes de détresse.
Ô sculpteur d'Angélique au rocher, cruel inventeur d'oiseaux en cage ! Si tu m'entends depuis ta tombe lointaine, entend aussi mon misérable amour. Tu ne l'aurais pas créée malicieuse et captive, magnifique et nue, serais-je devenu fou à errer ainsi parmi les chefs-d’œuvre ?
Un musée, c'est toujours vide. Que tout Grenoble s'y entasse ou qu'il n'y ait que moi et mon Angélique. Il y a bien les tableaux : différents gribouillages que les siècles passés ont cru judicieux de nous léguer. Moi j’errais tant et tant parmi les statues que j'en suis devenu une. J'avais l'infini devant mes yeux, l'éternité amarrée à un rocher qui ressemblait à un tronc. Ce corps de femme, je lui récitais du Baudelaire.

...
Et depuis tes pieds frais jusqu'à tes noires tresses
Dérouler le trésor des profondes caresses

Sauf que ses cheveux, comme sa peau de mirage, n'avaient pour se vêtir qu'un blanc de nuage. Quant à ses pieds frais que j'effleurais parfois, ils avaient la froideur de ce rocher qui les rattachait à la terre.
Quitte à verser dans la démence, autant y faire couler mon âme entière. Voilà ce que je me suis dit. Sculpteur j'ai échoué, je sombrerai sculpteur. D'un dernier frisson de désir opprimé, j'ai vomi un complot. A amours absurdes, idées folles. Toute simple et toute gentille : l'idée d'un enfant de cinquante-neuf ans. Sculpter une copie d'Angélique, la remplacer dans le musée. Partir avec la vraie, n'importe où. Très loin. Dans un pays où les musées sont des alcôves, les rochers sont des coussins et le marbre est chair.
Je m'y attelle depuis un mois déjà, reproduisant religieusement ses petits seins en pomme et ses hanches de violoncelle. Je ne fais que copier mais je copie en artiste. D'un cercueil de pierre tout en replats et en angles, naît – ou plutôt renaît – une vierge pulpeuse aux poignets fragiles. Elle ressemble tant à mon Angélique que les autres gardiens pourraient s'y laisser prendre. Son propre père – ce génie ! – pourrait s'y laisser prendre. À dire vrai, face à cette figure implorante, là tout au fond de ma cave improvisée en atelier, moi le sculpteur éconduit, moi l'amoureux, moi je pourrais m'y laisser prendre. Je goûte sa peau lisse : miel. Miel et benjoin. Je replonge aussitôt dans l'ouvrage, frénétique. Ma réplique sera parfaite. Je laisse aller mes mains qui battent le marbre pouce après pouce.
Elles deviennent folles, mes mains, folles et vivantes. De sculpteur je deviens amant. La pierre, c'est de la soie et du velours. Mon Angélique est couverte de robes chatoyantes, d'habits dentelés aux encolures coquines ; je ne les vois même pas. Je les déchire. J'arrache son corset de marbre et de satin. Les couleurs se mêlent, des formes électriques s'emparent de mon regard, le martèlent comme un fer rougi. Est-elle déjà nue comme au dernier jour, Angélique, qu'il n'y ait plus un gramme de roche en trop, pour la vêtir ?
C'est brisé par l'étreinte que je recule d'un pas. Il me faut l'admirer autant qu'il me faut respirer.
Stupéfaction. Ahurissement. Incompréhension. Démence, ... Ébahissement. Et puis calme souverain.
Ce n'est pas Angélique au rocher. Angélique, oui elle l'est. Avec ses ailes véritables étirées derrière elle, son sourire n'est ni malicieux ni inquiet. Non, puisque ce sourire est reconnaissant. Brûlant même, ardent de reconnaissance. Les yeux pleins de paillettes Angélique brandit ses deux poignets, très hauts vers le ciel et les étoiles. De ses bracelets pendent des chaînes rompues trois maillons plus bas. Rompues comme moi.
Plié en deux par la fatigue, j'ai bien failli ne pas le remarquer, le poids sur le sommet de mon crâne. Un fardeau tout piqué de diamants, un vieil ami oublié. Un poids de couronne.





Pour la revue complète en PDF, c'est ICI.